Zoeken in deze blog

Sous un ciel d'étain

Rêve d’oiseau

C’était encore arrivé au décollage. Tandis que l’énorme Jumbo prenait lentement de l’altitude et mettait le cap à l’ouest dans le sillage du soleil couchant, je pensai à la délicieuse sensation de pouvoir voler moi-même et surtout de me détacher du sol. Quand j’étais petit je rêvais souvent que j’étais un oiseau. Généralement je me trouvais dans le grenier à la maison et j’étais poursuivi. Quand la situation devenait intenable je prenais mon élan et m’envolais dans la cage d’escalier ou même dehors en passant à travers les barreaux de la lucarne. Je volais beaucoup dans mes rêves. C’était formidable ! Avec de fermes battements des bras j’avançais dans les airs. En principe je voyais au-dessous de moi un paysage bien familier avec une petite ville dont je croyais connaître le nom mais où je n’étais jamais allé.

  Voler ! Voilà bien longtemps que je n’avais plus fait ce rêve. Est-ce que j’avais été autrefois si mal dans ma peau comme ne manquerait pas de l’interpréter un psychologue ? Et étais-je désormais si satisfait de moi ? En tous cas je n’avais apparemment plus de raison de fuir et voler était pour la sérénité de mon âme ce qu’était le soleil pour Icare. Pourtant j’aimerais bien déployer encore mes ailes et planer au-dessus du pays en battant des bras comme l’oiseau dans mes rêves.
  Tout en haut dans le ciel j’avais une conscience aigüe de la relativité et de l’insignifiance de toute chose ici-bas. Je me souviens que ces rêves m’apportaient un sentiment de liberté et, quand j’étais enfant, j’en sortais comme rafraîchi. Dans mon confortable fauteuil d’avion cette agréable sensation de délivrance au moment du décollage, un peu comme si je me trouvais en état de lévitation, ne durait malheureusement jamais très longtemps. Peu après le départ, regardant par le hublot, j’étais souvent saisi d’une sorte d’angoisse. Je réalisais la quantité de misère, famine, pauvreté et violence qui ravageaient le monde minuscule, là, au-dessous de moi.
 
Dans l’un des cachots de Franco à Burgos – avec vue donnant sur la cour carrée où les détenus pouvaient s’aérer quotidiennement, on avait inscrit des vers qui, dans leur simplicité, m’avaient profondément ému et sont restés à jamais gravés dans ma mémoire.
     
      La tierra no es redonda :
      es un patio cuadrado
     donde los hombres giran
     bajo un cielo de estaño.

Le poète, Marcos Ana, était resté enfermé vingt-trois ans dans les geôles du fascisme. La prison avait été son seul univers durant toutes ces années. Un univers entre quatre murs, sous un ciel d’étain. Un ciel sous lequel des hommes et des femmes en quête de liberté pour eux-mêmes et leur pays, étaient torturés, devaient expier parfois jusqu’à la mort. Parce que le pouvoir phalangiste ne tolérait aucune liberté. Ainsi en avait décrété le généralissime. Et chaque jour encore, partout dans le monde, des dictateurs continuaient d’imposer leur volonté et les amoureux de la liberté mouraient.
  Mon monde à moi se trouvait sous le même ciel d’étain ! Un monde dont je faisais intégralement partie. Mais pour moi il n’y avait pas de murs, je pouvais voyager et me rendre à l’autre bout de la planète en un rien de temps. Je pouvais passer au-dessus de toutes les prisons. Moi le chanceux, porteur d’un passeport diplomatique, bardé de privilèges. Il me semblait que de sommet en sommet, je bondissais au-dessus d’une vallée de larmes. J’étais en vol pour New York avec bientôt sous moi Harlem et le Bronx en miniature. J’avais parfois pour destination un pays d’Afrique ou une salle de conférences en Asie, survolant au passage l’immense bac de sable du Sahel ou les montagnes afghanes qui ressemblaient à celles en plâtre que je faisais autrefois. 
  Le monde vu du ciel, par un hublot d’avion. Comme si Dieu m’obligeait à regarder. A regarder les toits sous lesquels vivaient les parias, les pays déchirés par les guerres civiles, les régions dévastées par des catastrophes naturelles. Dieu avait-il fait quelque part une faute de construction, où était l’erreur ? Etait-ce là Son grand échec et avait-Il fait une autre tentative ailleurs au-dessus de moi dans le firmament ?
  En dépit des Lumières ‘la tierra no es redonda’ ! Le monde est carré et dur, très dur. Et moi ? Dès mon enfance je me trouvais du bon côté, du côté où les coups ne pleuvaient pas. Dictatures, guerres, misères, catastrophes naturelles, tout cela m’avait jusqu’à présent été épargné.
  Si j’avais dû subir de pareilles épreuves, si j’avais reçu de tels coups, aurais-je tendu l’autre joue, aurais-je déposé les armes ? Aurais-je été aussi courageux que le furent autrefois mes guides spirituels? Si le choix se présentait actuellement, serais-je encore un objecteur de conscience ? Etais-je encore un fervent défenseur de la non-violence après tant d’années ou étais-je devenu ‘sadder and wiser’ ? Plus sage je ne crois pas, du moins pas beaucoup, mais déçu certainement, plus cynique. 

L’hôtesse vint me rappeler que je devais redresser mon siège et boucler ma ceinture de sécurité. Ce n’est qu’alors que je sentis la pression dans mes oreilles indiquant que le pilote avait amorcé la descente. Autour de moi l’air était lourd et vicié comme toujours en fin de vol transatlantique. Nous descendions du ciel. Aussitôt atterris j’allais me retrouver dans un monde civilisé, un monde de taxis, d’enseignes d’hôtels et de membres de délégations internationales en costume sur mesure et une très bonne indemnité journalière. 

Sous un ciel d'étain
Extrait inédit, traduit par Annick Georgelin
Titre original: Droomvogel    


L'instant

A chaque souffle de brise méditerranéenne les volets gémissaient doucement dans leurs gonds. Le grand lit d’acajou se fondait dans la pénombre. Les volets clos retenaient tant bien que mal la lourde chaleur de l’après-midi. Son corps collait légèrement au mien. Je n’osais bouger de peur de la réveiller. Je voulais savourer cet instant le plus longtemps possible.
  La vaste chambre meublée simplement du lit et d’une armoire à glace dégageait une atmosphère de paix, de sérénité. Le blanc des murs s’harmonisait parfaitement au bois d’acajou. Dans la grande maison au milieu des champs de thym, la vie s’était arrêtée. On n’entendait plus que les bruits diffus de l’heure de la sieste. L’accablant silence laissé par le chant suspendu des cigales n’était rompu que par le grincement des volets. Les gravures sur le bois du lit avaient quelque chose de familier.  

Dans ma mansarde il pouvait faire froid l’hiver. Quand le vent soufflait de l’est, un froid glacial pénétrait directement sous la charpente du toit. Le soir avant d’aller au lit, les enfants qui couchaient tout en haut avaient droit à une couverture supplémentaire. C’était pour moi un vrai bonheur de me blottir sous la lourde épaisseur et de me faire border par mon père. Il serrait tellement les couvertures que les bords du matelas s’en trouvaient soulevés et j’avais l’impression d’être dans une petite barque. Si le bord des couvertures était bien glissé sous le matelas, je m’endormais en me balançant. Assis au bord du lit mon père racontait comment les matins d’hiver lorsqu’il était jeune et qu’il logeait chez sa grand-mère, il devait casser la glace dans le broc avant de pouvoir faire sa toilette.
  La grand-mère de mon père, mon arrière-grand-mère, vivait encore et habitait à la campagne. J’allais de temps en temps loger chez elle avec mes parents. Elle avait déjà plus de 90 ans mais habitait toujours dans la même grande maison où mon père venait déjà dans sa jeunesse. Une maison au bord d’une rivière, entourée de gravier et de marronniers. Mon arrière-grand-mère vivait avec l’une de ses filles célibataire d’une soixantaine d’années et une vieille servante qui le soir allumait la lampe à pétrole au-dessus de la table. Bien qu’il y eût la lumière électrique à l’époque, on ne l’utilisait qu’avec parcimonie.
 Tout dans la maison datait du début du siècle mais brillait et semblait comme neuf. Chaque semaine on frottait, époussetait, astiquait. Les pièces sentaient la cire et le velours. Il y faisait bon vivre mais les couloirs étaient sombres, froids et humides. L’escalier craquait horriblement mais avait quelque chose de majestueux – tellement plus large que l’escalier étroit de notre maison ! Pour se rendre à l’étage on passait sur le palier devant les cabinets au couvercle en bois d’où se dégageait toujours une odeur pénétrante.
  Au début de chaque séjour je parcourais fiévreusement la maison à la recherche des nombreuses curiosités qui, je le savais, n’existaient que dans la maison campagnarde. J’étais fasciné par le grincement de la pompe dans la cuisine. Il y avait un robinet au-dessus de l’évier pour l’eau potable mais pour tout le reste on utilisait l’eau de la pompe. La bonne s’affairait sans cesse avec de grands seaux verts et brocs émaillés. Elle nettoyait les vitres avec une sorte de pistolet de cuivre. Il en sortait un jet puissant quand elle actionnait fermement l’engin comme une grosse pompe à bicyclette. Pour moi c’était le jouet préféré des chaudes journées d’été.
  La maison de mon arrière-grand-mère était remplie d’objets que l’on ne trouvait nulle part ailleurs, avec ses odeurs et ses bruits bien particuliers. Pourtant je m’y sentais parfaitement à l’aise. Je logeais dans le passé, à la source même de ma famille, dans la jeunesse de mon père. La vie s’écoulait au rythme lent de la rivière qui passait tout près. L’après-midi tout le monde faisait la sieste, même les enfants. Dans le grand lit d’acajou de la chambre d’amis j’écoutais les bruits de la campagne jusqu’à ce que peu à peu je tombe dans le sommeil et que mes pensées se changent en rêves.

Sur son lit, dans la chaleur estivale du Midi, elle s’était donnée à moi. A moi, un nordique venant d’un pays lointain et inconnu d’elle. Pourtant dans notre étreinte, plus rien ne nous séparait. A genoux devant moi sur le couvre-lit blanc elle s’était lentement déshabillée. Sans aucune hésitation elle avait dévoilé sa beauté. Je restais ébahi. J’avais senti un frisson me parcourir le corps ; jamais auparavant je n’avais vu un aussi joli corps féminin. La perfection existait donc. Perfection qui, dans une extase totale, aboutissait à ma reddition inconditionnelle.
  Tandis qu’elle dormait à mon côté je la regardais intensément. Je voulais graver dans mon cœur, dans ma mémoire, chaque partie de son être. Ses paupières closes où je devinais l’éclat brun foncé de ses yeux sous ses cheveux blonds. Les ailes de son nez qui de temps en temps frémissaient légèrement ; sa bouche. Autour de ses lèvres qui s’écartaient à chaque expiration la sueur formait de minuscules gouttelettes. Sur la petite bosselure derrière son oreille, un endroit chez elle très délicat, une petite goutte s’acheminait lentement. J’essayais de la suivre et laissais mon regard glisser le long de son cou, son dos, ses hanches, ses jambes. Une ligne souple, magnifique, parfaite.
  L’instant était unique. Elle pouvait me garder enchainé. Toutes les liaisons que j’avais eues jusque là devenaient soudain insignifiantes. Je murmurais tout doucement : ‘Verweile doch, du bist so schön !’ Elle ne m’entendit pas et de toute façon elle n’aurait probablement pas compris. Moi-même ne comprenais d’ailleurs qu’à demi. Je réalisais à peine que pour la première fois de ma vie j’avais livré mon cœur à l’amour, le maudit amour. Totalement ! Et peu après, pour la première fois de ma vie j’allais faire l’expérience de ce dont Goethe m’avait mis en garde. Que l’on peut obtenir l’instant si intensément convoité mais que, tout comme Faust, cela peut nous mener à notre perte. Et qu’un cœur peut se briser en mille morceaux. Mais en cet instant sacré où mon bonheur était illimité, je n’en voulais rien savoir.

A chaque souffle de brise méditerranéenne les volets gémissaient doucement dans leurs gonds. Dans la pénombre de la chambre son grand lit d’acajou se dessinait sur le blanc du mur. Les volets retenaient tant bien que mal la lourde chaleur de l’après-midi. Son corps collait légèrement au mien. Je n’osais bouger de peur de la réveiller. Aussi longtemps que possible je voulais savourer ce moment, retenir cet instant.

Sous un ciel d'étain
Extrait inédit, traduit par Annick Georgelin
Titre original: Het ogenblik